Danser c’est philosopher

5 juin – 19h30

ENTRER EN DANSE, DANSER, C’EST PHILOSOPHER !

 

« Je pense que c’est la relation avec l’immédiateté de l’action, l’instant unique, qui donne le sentiment de liberté humaine. Un corps lancé dans l’espace n’est pas une idée de la liberté de l’homme : c’est un corps lancé dans l’espace. Et cette action est toutes les actions, elle est la liberté de l’homme, et dans le même instant sa « non-liberté ».Vous voyez comme il est facile d’être profond quand on parle de la danse. La danse semble être un double naturel du paradoxe métaphysique. » Merce Cunningham[1].

 Je ne vois pas ce que l’esprit d’un philosophe pourrait désirer de meilleur que d’être un bon danseur

F Nietzsche, philosophe, dans « Le gai savoir»

Entrer en danse, comme une invitation au mouvement d’un corps retrouvé et au voyage de la pensée. Entrer « en » danse, danser, c’est entrer « au » monde en quelque sorte. Entrer, c’est passer le seuil, mais aussi le trait d’union; en, la manière d’habiter; la danse, au sens premier un fil, tendu  vers.

Danser, depuis la nuit des temps et dans toutes les cultures est un des modes d’expression les plus partagés et les plus populaires ; une langue commune et universelle, celle de la poésie des émotions. Entrer en danse, c’est aussi philosopher, parce que danser ce n’est pas uniquement bouger. C’est par le mouvement travaillé dessiner la palette des sentiments et des sensations. L’espace, le temps, la passion, la raison, la liberté, toutes ces questions qui animent les pensées de l’homme et ce depuis l’enfance, sont convoquées à chaque mouvement. Chacun pour eux-mêmes, ces termes sont des questions de tous les temps des philosophes, de Platon à Nietzsche ou Paul Valéry, et la danse les rassemble à elle toute seule.

La première des danses, la naissance, montre les premiers mouvements du nourrisson soumis à la gravité universelle et « l’importance de la pesanteur dans le développement sensori-moteur du nouveau-né »[2]. Les premiers effets, ceux du vécu de l’écrasement, à la différence de l’environnement liquide des premiers mois, vont en réaction déclencher les réflexes toniques, prémisses des acquisitions motrices  ultérieures. Effets soulagés par les bras rassurants de la mère, du père ou des adultes présents. Bras qui sont eux-mêmes supportés par le langage qui accompagne les mouvements. Viennent alors les premiers chants, les berceuses, enveloppe sonore accordée au balancement qui favorise l’endormissement.

Ainsi le mouvement est la condition de l’apaisement et de la rêverie, terrain de l’activité créatrice, et le corps, le réceptacle des premières pensées. Un corps détendu permet les expériences et les apprentissages de la maîtrise de ce corps, en lutte avec la gravité qui vient rappeler l’attachement à la terre. Avoir les pieds sur terre, sentir son corps, c’est chercher à le mouvoir, à le déplacer dans l’espace, c’est aussi vouloir jouer de cette attraction. Sauter en l’air c’est tenter d’y échapper, se rouler à terre c’est éprouver le rapprochement comme un retour aux origines : « De ces sensations va naître pour une part le début du mouvement dansé »[3].

La danse, c’est jouer avec son corps dans un rapport intime à la pesanteur, de l’impression de légèreté à celle du ralenti, de la chute à l’envol. Paradoxalement ce sont les contraintes du geste dansé qui entraînent la sensation et le sentiment de liberté. Danser c’est jongler avec le déséquilibre permanent pour d’un geste banal en faire une esthétique. La danse, c’est l’art de l’articulation, un langage qui décompose le mouvement pour mieux en saisir les moments et apprécier le sens profond, comme la diction maîtrisée pour ressentir une poésie ou un beau texte. La danse est donc non seulement un art de l’espace mais aussi un art du temps, celui du récit, d’une histoire. Du danseur débutant au danseur professionnel, ces sensations sont identiques, seul le travail et les années d’exigence en permettent une expression plus affirmée et recherchée.

Si la danse a tant fasciné les philosophes et les fascinent encore, c’est que définir la danse n’est pas si aisé. Cette activité qui fait appel au corps ne peut pourtant se réduire à un sport et si c’est un art, il est multiple par ces ressources et expressions. La danse pourrait alors être « une métaphore de la pensée » pour reprendre une expression de Alain Badiou[4] en écho à cette citation de Freud : « Il se peut que la spatialité soit la projection de l’extension de l’appareil psychique. La psyché est étendue, n’en sait rien[5]

Cette écriture dans l’espace qui apprend la retenue du geste ou sa profusion, seul ou avec d’autres, invite ainsi les enfants et les adultes à penser par incidence en somme le sens de l’existence. Exister, « ex-sistere », c’est quitter l’état de statue, de l’immobilité pour le mouvement, le mouvement et non l’agitation qui n’est que l’exutoire des débordements, des excitations. Le mouvement, le transport qui autorisent le vagabondage des idées et des interprétations. « Danser serait alors une philosophie », pour paraphraser le titre du livre de Julia Beauquel[6], une métaphysique, au sens de rejouer les questions essentielles de l’être humain.

La danse et la philosophie, les enfants aiment, tous les éducateurs le savent. Et les adultes sont d’anciens enfants. Alors, entrer dans la danse sans aucun regret !

 

Dominique Besnard
Psychologue

 

[1] CUNNINGHAM M., chorégraphe « L’art impermanent » (article extrait de 7 Arts, 1955), in GINOT I. et MICHEL M. (dir.), La danse au XXe siècle, Larousse, 2002, p. 135.
[2] André Bullinger, psychologue,« Les effets de la gravité sur le développement du bébé : l’espace de la pesanteur », Ères 1001 BB 2015
[3] Eléonore Kolar, « Gravité, Poids, Pesanteur », 18 ème biennale de la danse, dans L’Alchimie du verbe, à propos du spectacle« Gravité » de Anjelin Preljoca, chorégraphe.https://alchimieduverbe.com/2018/10/20/gravite-poids-pesanteur/
[4] Alain Badiou, philosophe, « Petit manuel d’inesthétique », Seuil 1998.
[5] Sigmund Freud, psychanalyste, « Résultats, idées, problèmes » PUF.
[6] Julia Beauquel, philosophe, «Danser, une philosophie », Carnets Nord 2018.

 

Ce texte est aussi à écouter, lu par son auteur ci-dessous:


Toi,moi, les autres

« C’était mon dernier projet avant la retraite. Une classe, un petit groupe, pas homogène, avec de nombreuses tensions. On a quotidiennement échangé sur les états émotionnels. On en a retenu quatre : content, triste, en colère, tranquille. On les a déclinés en mouvement (marche, visage, corps, mains) et en rapport à l’autre : face à face, l’un derrière l’autre, en contact. Ces séances de danse avaient lieu une fois par semaine.
Puis est venu le projet vidéo avec Sébastien.

Après une initiation à l’image (champ/hors champ, plongée/contre plongée, la lumière/le contre jour), les enfants, avec l’aide du vidéaste, on filmé les mouvements de leurs camarades. Ensuite, ils ont participé au montage (changer la couleur, la lumière, la vitesse). La réalisation finale a été un choix d’adultes, associant des images qui montrent le travail autour du mouvement dans une recherche artistique et émotionnelle. »

Gérard Le Doudic


Alors on danse?

La danse s’expose comme un art à la fois savant et populaire toujours en écho à l’époque, une culture qui traverse nos vies et nos corps.
Lien vers l’émission de France Culture : à écouter ici